Depuis de nombreuses années, le continent africain, et en particulier ses régions subsahariennes, n'était pas concerné par les discussions internationales sur les menaces terroristes. Quoique ciblant les pays d'Afrique du Nord dans les années 80 et 90, les groupes terroristes ne n'étaient pas actifs en dehors de leurs pays que dans de petites proportions. Et malgré l'émergence d'un groupe comme l'Armée de résistance du Seigneur en Ouganda depuis 1986, les autorités ougandaises classaient depuis de nombreuses années ce groupe comme un groupe rebelle d'opposition menant des actions "irrationnelles". Le ciblage des ambassades américaines à Nairobi et Dar es Salaam en 1998 était un paradoxe majeur par rapport à ce qui se passait d'habitude en Afrique subsaharienne, où les événements ont toujours montré que ces régions, et en dépit des souffrances endurées par la propagation des conflits internes et régionaux, n'ont pas vu apparaître à travers leurs pays des groupes terroristes qui s'appuient sur des interprétations religieuses, l'ethnicité et ses crises politiques et économiques associées étant le moteur des conflits du continent, notamment depuis le milieu des années 80.


Les événements du 11 septembre et ses suites ont contribué à l'intégration du continent africain dans les cartes de lutte contre le terrorisme international. Des écrits occidentaux ont été publiés affirmant que l'état de vulnérabilité et de fragilité de nombreux pays africains dont les gouvernements ne sont pas en mesure de contrôler l'ensemble du territoire du pays conduira les groupes terroristes à exploiter de vastes étendues de terres africaines et à les utiliser comme refuge pour leurs éléments.

 

Dans ce contexte, la région de l'Afrique de l'Est (ou, comme les autorités américaines l'appellent la Grande Corne de l'Afrique) est devenue un centre majeur pour attirer des groupes terroristes, car de nombreux événements ont contribué à jeter la lumière sur l'évolution du phénomène du terrorisme dans la région, avec le départ d'Oussama ben Laden, fondateur d'Al-Qaïda au Soudan où il a séjourné pendant plusieurs années, et les attentats subséquents contre les ambassades américaines à Dar es Salaam et Nairobi en août 1998 suivis par la réaction des États-Unis qui a bombardé l'usine Al-Shifa au Soudan et décrété des sanctions économiques ayant empêché le Soudan d'importer les médicaments indispensables pour lutter contre le paludisme, la tuberculose et à d'autres maladies, ce qui a provoqué une catastrophe médicale. Puis, il y eut les événements du 11 septembre, qui firent du continent africain une partie intégrante de la guerre mondiale contre le terrorisme menée par les États-Unis d'Amérique. Washington a mis à son tour en place un ensemble d'initiatives pour lutter contre le terrorisme sur le continent. Les développements observés dans nombre de pays de la région de l'Afrique de l'Est et la Corne de l'Afrique, spécifiquement après 2001, ont servi à appuyer la vision américaine de la région en tant que centre majeur des menaces terroristes, en particulier à la lumière de la crise somalienne insoluble et de l'effondrement continu de l'État et des difficultés de l'accord entre le nord et le sud du Soudan.

 

Bien que près de deux décennies se soient écoulées depuis les événements du 11 septembre qui ont ouvert la voie à de vastes interventions antiterroristes américaines en Afrique de l'Est et à la tendance des pays africains à adopter de nombreuses politiques opposées aux groupes terroristes dans cette région, ces groupes restent une menace majeure pour la sécurité et la stabilité, de sorte que certains pays de la région connaissent des développements dangereux en termes d'opérations, de tactiques et d'idées. Cette réalité soulève de nombreuses questions sur les facteurs qui ont conduit à la propagation des groupes terroristes dans la région de l'Afrique de l'Est après 2001, et comment les objectifs et les tactiques des groupes terroristes se sont développés au cours de ces années, ainsi que sur les résultats des efforts nationaux, régionaux et internationaux de lutte contre le terrorisme dans la région et les problèmes qui entravent ces efforts à la lumière des menaces persistantes posées par ces groupes.

 

Facteurs de propagation des groupes terroristes en Afrique de l'Est


 
L’émergence des groupes terroristes en Afrique de l'Est est due à l'environnement de crises et de conflits qui affecte la plupart des pays de la région. Les injustices historiques subies par les minorités musulmanes dans certains pays de la région ont créé également un environnement propice pour les groupes terroristes pour gagner la sympathie des gens et recruter des adeptes. Certains groupes locaux cherchaient à élargir le champ de leur conflit avec les gouvernements nationaux en s’affiliant à des groupes terroristes pour relier leur conflit étroit à une question plus large, et contrairement au développement du phénomène du terrorisme au cours des dernières années, les stratégies gouvernementales pour faire face au phénomène ont poussé les groupes terroristes à développer de nouvelles tactiques et à intensifier leurs menaces.

 

Malgré l’apparition de plusieurs groupes terroristes dans la région, dirigée par l'Armée de résistance du Seigneur, qui est née en 1986 et a perpétré de nombreux actes terroristes brutaux tout au long de son histoire, le Mouvement des jeunes moudjahidines reste en Somalie, le principal groupe terroriste de la région qui a travaillé pendant plus d'une décennie pour s'adapter et se renouveler. Et en dépit des efforts déployés par les différentes parties pour l'éliminer, son activité s'est développée à la lumière de la crise somalienne et il a fait sa renommée après l'intervention éthiopienne en Somalie fin 2006, Il était le bras militaire de l'Union des tribunaux islamiques en Somalie mais il a fait scission de l'Union après avoir refusé de se joindre à l'Alliance pour la re-libération de la Somalie qui a engagé des négociations avec l'Ethiopie.

 

Les objectifs et les tactiques du mouvement depuis 2006 ont évolué passant de la résistance à la présence éthiopienne en Somalie où ses opérations ont réussi à faire pression sur les forces éthiopiennes pour qu'elles quittent la Somalie en janvier 2009, aux opérations visant le gouvernement de transition somalien (à l'époque) et les forces africaines (AMISOM) formées pour protéger les institutions de ce gouvernement et dont la mission a débuté en 2007. Le mouvement devait constituer alors une menace sérieuse pour le gouvernement somalien, les pays voisins impliqués en Somalie et les forces africaines présentes dans ce pays, les opérations du mouvement terroriste ainsi que les affrontements avec les forces africaines (en plus de l’insécurité, le manque de nourriture et la sécheresse) ont provoqué l'exode massif des citoyens somaliens, la Somalie étant classée au cinquième rang des pays les plus importants dans le monde d’où partent les réfugiés en 2018, alors qu’il a enregistré le déplacement de près d'un million de citoyens de leurs régions au cours de l'année 2017.

 

Les opérations du mouvement se sont déplacées en dehors de l'État somalien dans les pays voisins et des opérations qualitatives douloureuses ont été menées dans ces pays depuis 2010 dont l'Ouganda et le Kenya. Toutefois ce dernier pays a eu la part du lion de ces opérations terroristes externes du mouvement, et cela ne semble pas être uniquement dû à l'intervention militaire kenyane en Somalie et le désir du mouvement d'influencer l'opinion publique kenyane par ses attaques répétées contre des cibles kenyanes en vue de forcer les forces kenyanes - qui sont  intervenues sur le territoire somalien depuis octobre 2011 - à se retirer de la Somalie, mais il y a également le fait que le Kenya est un allié majeur de l'Occident, et en particulier des Etats-Unis et contracte des relations privilégiées avec Israël. Le mouvement vise de ce fait à atteindre les objectifs du mouvement Al-Qaïda, dont il est devenu une branche locale depuis 2012, et qui cible les Etats-Unis et les intérêts occidentaux partout dans le monde. Les intérêts américains et israéliens ont été l'un des objectifs de l'organisation en 1998 et 2002, lorsque l'organisation a attaqué l'ambassade américaine à Nairobi en 1998, et visé un hôtel et deux avions israéliens à Mombasa en 2002. Le Kenya est également l'un des pays les plus actifs en Afrique de l'Est en matière de mesures antiterroristes et sa police et son armée ont adopté des politiques musclées à l'égard des suspects de terrorisme, une organisation locale de défense des droits humains à Mombasa ayant documenté 80 cas de meurtres et de disparitions sur la côte kenyane entre 2012 et 2016.

 

En termes de tactique, les Shebab ont profité des problèmes auxquels sont confrontées les minorités musulmanes dans les pays d'Afrique de l'Est pour gagner du terrain dans ces pays et en recruter les citoyens dans son mouvement. Sa tactique tendait à s'appuyer sur les cellules locales dormantes, et l'une de ces cellules a mené une attaque contre un complexe hôtelier à Nairobi en janvier dernier tuant 14 personnes. Le mouvement s'est également déplacé vers de nouvelles zones d'opérations, établissant des liens avec des militants dans le sud de la Tanzanie depuis 2016. Un groupe se faisant appeler «Shebab» est apparu dans le nord du Mozambique et a mené nombre d'opérations terroristes depuis 2017.

 

Défis antiterroristes en Afrique de l'Est

 

Compte tenu des menaces qui ont résulté de la croissance importante des groupes terroristes, en particulier le Mouvement des jeunes moudjahidin en Afrique de l'Est, de nombreuses parties nationales, régionales et internationales ont adopté des stratégies pour réduire ces menaces, et l'Union africaine a procédé à la constitution de forces militaires pour protéger les institutions du gouvernement somalien depuis 2007, mais ces forces se sont développées et ont élargi les tâches qui leur ont été assignées en 2014 et se sont chargées de la lutte contre le terrorisme. Elles ont réussi à infliger de lourdes pertes au mouvement des Shebab, qui a perdu le contrôle de vastes territoires sur lesquelles ils imposaient leurs lois au cours des années passées. Ces développements sont intervenus après que le mouvement a pu en 2011 prendre le contrôle de vastes zones en Somalie centrale et sud, et était sur le point de mettre la main sur la capitale Mogadiscio.

 

Quant aux États-Unis, ils se sont orientés depuis les événements du 11 septembre 2011, vers l'adoption d'un ensemble de stratégies de lutte contre le terrorisme dans la région. Ils ont lancé l'Initiative antiterroriste en Afrique de l'Est et créé la Force opérationnelle interarmées pour la Corne de l'Afrique, stationnée dans la base américaine de Djibouti fondée depuis 2002. Washington avait tendance à classer le mouvement en tant que groupe terroriste à la lumière de sa résistance à l'intervention éthiopienne en Somalie fin 2006, et a lancé contre les dirigeants du mouvement plusieurs opérations, qui se sont soldées par la mort des commandants les plus célèbres du mouvement, mais les réactions du mouvement aux frappes américaines ont été plus féroces. Ainsi, l'attaque terroriste perpétrée par le mouvement contre un hôtel à Nairobi en janvier dernier était une réponse aux frappes aériennes répétées qui visaient les bastions du mouvement en 2018.

 

Au niveau national, de nombreux pays de la région ont adopté des politiques de lutte contre le terrorisme, mais les politiques nationales et internationales n'ont pas contribué à réduire les menaces posées par les groupes terroristes. D'une part, la plupart des politiques antiterroristes se sont concentrées sur l'aspect militaire et sécuritaire et sur le recours excessif à la force, ce qui a conduit à de nombreuses violations des droits de l'homme et des exécutions extrajudiciaires. D'autre part, ces politiques ont permis d’accroitre la sympathie pour les personnes soupçonnées d'être impliquées dans des affaires de terrorisme et le recrutement en faveur des groupes terroristes.

 

A cette situation dégradée s'ajoutent les souffrances persistantes de nombreux groupes ethniques et religieux dans la région de l'Afrique de l'Est à cause des injustices historiques liées à la marginalisation et à l'exclusion politiques et économiques, en plus de la propagation de la corruption qui fournit un environnement fertile pour la croissance des groupes terroristes et augmente les possibilités de ces groupes d'atteindre leurs objectifs dans la région, en particulier à la lumière de l'escalade des ingérences extérieures qui transforment le continent africain en un arrière-plan des problèmes et des crises du Moyen-Orient, de sorte que les effets de la lutte contre le terrorisme dans cette région sont transférés en Afrique, ciblant des éléments de Daech en fuite après leurs défaites en Irak et en Syrie.

 

Cette scène très compliquée montre l'incompatibilité des capacités et des conditions de l'État national dans de nombreux pays d'Afrique de l'Est avec les responsabilités de lutte contre le terrorisme dans la région, la prévalence de la vision américaine et occidentale du terrorisme, et l’implication des gouvernements africains dans une infrastructure de sécurité financée par l'Occident pour étendre ses capacités dans les domaines de la police, de l'armée et de la surveillance. Le ciblage des intérêts américains en Afrique de l'Est a été le début de l'émergence de menaces terroristes dans la région, car la région n'a pas été une source du terrorisme dans le passé, puis les groupes terroristes se sont mis à développer leurs capacités ces dernières années, dont le mouvement des Shebab resté une branche locale d’Al-Qaïda (à l'exception de l'une de ses factions ayant rejoint Daech) qui a profité de la préoccupation mondiale de lutte contre l'EI pour développer ses capacités en Afrique.

 

En conséquence, il est impératif que les politiques nationales africaines conçoivent des stratégies globales de lutte contre le phénomène du terrorisme, issues d'une compréhension claire de la nature des groupes ethniques qui composent leurs sociétés, et comportant des solutions aux injustices historiques qui se sont produites sur certains de ces groupes, et ce avec la participation des dirigeants locaux à la formulation et la mise en œuvre des solutions, devant comprendre des dimensions culturelles, sociales, économiques et politiques en plus des dimensions sécuritaire et militaire.

 

En outre, la coopération régionale entre les pays africains de l'Est du continent représente un domaine important pour lutter contre le phénomène du terrorisme et limiter ses effets, vu que les pays africains disposent d’une bonne expertise dans la coopération régionale dans divers domaines. Toutefois, la lutte contre le terrorisme nécessite des administrations politiques des États de faire preuve de solidarité, de surmonter les problèmes régionaux, les crises et les rivalités, et de renforcer la coopération dans les domaines de la sécurité des frontières, de l’échange d'informations et de la réduction du crime organisé.