Le terme extrémisme est à l’origine une traduction du terme occidental (radicalization), qui signifie la déviance intellectuelle ou opérationnelle vers la droite ou la gauche, au-delà de ce qui est intellectuellement, politiquement, économiquement ou socialement admis. Les dictionnaires et les cercles des connaissances occidentaux contemporains ajoutent, également, à ce ou ces sens, l’aspect religieux. Le terme est couramment utilisé dans les milieux arabes, islamiques, culturels, politiques et religieux depuis les années 1970. Mais l’extrémisme - en tant que rejet du juste milieu et de la modération dans la compréhension des textes, et l’adoption de comportements outrés ou violents - signifiait dès le départ dans notre champ culturel l’aspect religieux, contrairement à la conception occidentale. Il a désormais le même sens que le terme (الغُلُوِّ «outrance, exagération») dans le Saint Coran et la Sunna. Allah dit: «O gens du Livre (Chrétiens), n’exagérez pas dans votre religion, et ne dites d’Allah que la vérité». [Sourate An-Nisa’a (Les femmes), Verset (177)]. Il dit aussi: «Dis: O gens du Livre, n’exagérez pas en votre religion, s’opposant à la vérité. Ne suivez pas les passions des gens qui se sont égarés avant cela» [Sourate Al-Maïdah (La table), Verset (77)]. Le Hadith prophétique dit également: «Gare à l’outrance, ceux avant vous ont tout perdu à cause de l’outrance en religion». Le Hadith prophétique dit aussi: «Certains d’entre vous sont rebutants», ce qui signifie que ceux qui optent pour les positions extrêmes et les avis excessifs dans les affaires religieuses acculent les gens à l’embarras et à la gêne, leur portent préjudice et les rebutent de la sainte religion, comme attesté dans la Sunna prophétique. 

Origine du radicalisme ou de l’extrémisme?

L’extrémisme était à l’origine une accusation utilisée par les gouverneurs de l’Occident envers leurs adversaires politiques communistes ou de gauche, mais lorsque les courants de droite se sont radicalisés après la Première Guerre Mondiale, les autorités élues ont commencé à taxer les partis fascistes de droite également d’extrémistes. Concernant les musulmans, la terminologie des instances officielles occidentales oscille entre extrémisme violent et terrorisme, mais le terme du terrorisme semble prédominer. 

Si nous revenons à l’Islam à ses débuts, l’outrance a été utilisée selon deux significations principales: la déviance dogmatique que le Coran a attribuée aux Chrétiens qui ont divinisé Jésus Christ, fils de Marie, Maryam Bint Imran (la Vierge Marie), ou Ozaïr, ou bien d’autres personnalités sanctifiées à tort. Le second sens est l’excès et l’exagération dans les actes d’adoration, ou bien le choix sélectif et erronée des significations superficielles des textes, ce qui conduit à des positions contraires à l’essence et aux objectifs de la vraie religion. Le Messager de Dieu (ﷺ) met en garde à ce propos, disant: (Optez pour la facilité et ne compliquez pas les choses; annoncez la bonne nouvelle et ne soyez pas rebutants), (La religion est aisance), (La religion est facile à pratiquer et quiconque opte pour la difficulté, échouera). Cependant, l’outrance dans la communauté musulmane à l’époque du Prophète (ﷺ) apparaissait dans des cas individuels, et elle n’est devenue un phénomène que tard dans la période des Califes Rachidites, sous forme d’outrance dogmatique et d’attitudes excessives envers la communauté et la société. 

Passons à présent à l’extrémisme religieux chez les musulmans de l’époque contemporaine: Phénomènes, causes, manifestations et traitements.

La première manifestation de l’extrémisme était cette idée fixe des premiers laïcs arabes, qui appelaient à ce que la religion soit séparée de l’État, afin de réussir la mise en place de l’État moderne. Farah Anton, citoyen égyptien d’origine libanaise, a appelé dans son magazine «Al-Jami’ah», en 1902 à cette option, réfutée par Cheikh Mohammed Abdo, Mufti d’Égypte qui a dit: «Ibn Khaldoun disait vrai en proclamant: «Le vaincu aime toujours imiter le vainqueur», vous voulez imiter la France et son régime, et vous pensez qu’elle s’est débarrassée grâce à la Révolution française (1789) de son clergé, or il n’y a pas de clergé en Islam, ni d’État dominé par les prêtres. Le pouvoir en Islam est civil, et l’histoire islamique ne souffrait d’aucun antagonisme entre la religion et l’État, de sorte que la question aboutisse à la victoire de l’un sur l’autre!». 

Dès le début du XXe siècle, les laïcs puis les islamistes ont tenté d’abord en coulisse, puis au grand jour après les années 1930, de s’emparer du pouvoir. Les laïcs ont cherché à séparer l’État de la religion, comme condition sine qua non pour l’établissement d’un État de citoyenneté moderne. Les nouveaux groupes islamiques en Égypte et dans d’autres pays ont essayé de parvenir au pouvoir en luttant contre le colonialisme puis le nouvel État national occidentalisé, et de rétablir la gouvernance islamique, pour appliquer la charia, puis après pour proclamer le califat.

Le type d’extrémisme religieux est la déviation par rapport aux principes de la religion, évoquée par le Saint Coran à propos des gens du Livre, à savoir la politisation de la religion, pour en faire une idéologie politique et partisane comme ce fut le cas avec Hassan Al-Banna, Al-Mawdudi et Qutb qui prônent la gouvernance du Guide, de même que Khomeini et Khamenei et confrères qui instrumentalisent le chiisme et appellent au commandement du Juriste!

Quant à l’autre type d’extrémisme religieux mentionné par les Hadiths prophétiques, il concerne l’interprétation superficielle et sélective des textes, qui délaisse les constantes et s’attache à la forme extérieure du (culte), ce qui conduit au déni et à l’excommunication (Takfir), et à déclarer la guerre aux musulmans et au monde entier. Cette distorsion a engendré des tendances radicales et puritaines qui se sont manifestées dans le vestimentaire, la nourriture et les rites religieux, prenant la forme d’un retour aux traditions pour ceux qui n’ont pas de textes sacrés, et aux textes des religions à la recherche de l’identité pure et authentique exempte de toute impureté apportée par la modernité et la mondialisation, pour ceux disposant de textes sacrés explicites, comme c’est le cas pour l’Islam et le Judaïsme. Mais ce retour s’avère violent car il veut se débarrasser des méfaits par la force, et voit que les autres - tous les autres - font partie intégrante de ces méfaits.

Dans le domaine islamique, il apparaît qu’après les années 1970, les deux extrémismes se sont rejoints: L’extrémisme révisionniste qui veut établir un État au nom de la religion, et l’extrémisme de l’identité puritaine qui veut élaguer les effets nocifs de la mondialisation en terre d’Islam, voire trancher la tête de l’incrédulité mondiale, si possible. Le premier extrémisme a utilisé l’autre extrémisme selon deux acceptions: Le sabotage de l’État national moderne qui ouvre la voie à l’instauration de l’État de l’Islam politique d’une part, et de l’autre côté, l’extrémisme identitaire  ou djihadiste auquel le monde entier s’oppose au nom de la lutte contre le terrorisme, qui montrera au monde que l’Islam politique et ses courants ne sont pas violents et que cela peut constituer l’option alternative, parce que le premier courant (saboter le monde) est impossible, et que l’État national que l’Occident a aidé à établir n’a jamais été un succès et ne jouit d’aucune popularité.

L’Islam a souffert des deux fondamentalismes à tous les niveaux. Deux schismes notables ont eu lieu: Un schisme doctrinal, politique et conceptuel, et un schisme terroriste qui se fait appeler djihad. Les Arabes, les musulmans et le monde ont combattu cette rébellion violente et terroriste. Ce militantisme puritain ne prendra pas fin de sitôt, mais en dépit de sa férocité, il ne constitue plus de menace pour l’avenir de la religion et de l’État. Quant à l’Islam politique, qui se considère comme une alternative à l’État national existant, il dispose toujours de pouvoir et d’énergie.

Les dix dernières années ont été une grande épreuve pour notre religion, nos sociétés et nos relations avec le monde. Nos scholastiques, nos institutions religieuses et culturelles, nos États et nos citoyens n’avaient eu d’autre choix que de faire face à ces deux extrémismes destructeurs. Dans mes recherches, j’ai qualifié les deux étapes de lutte de réhabilitation et de qualification. Quant à la réhabilitation, elle vise à critiquer les concepts déformés de la religion, du djihad, de la charia, de la foi, de l’incrédulité, de l’État et ses relations avec la religion, et des relations avec les religions, les cultures, le système et les variables du monde. J’ai dit dans mon livre: «La lutte pour l’Islam» (2004): «C’est une lutte pour sauvegarder l’esprit de la religion et son public... À nos érudits et nos institutions incombent cinq tâches: Préserver l’unité de la foi et du culte, la fatwa éclairée, l’éducation religieuse renouvelée, l’orientation publique avancée et notre vision du monde, de ses religions, de ses cultures, et de nos relations avec lui».

Cette phase de réhabilitation qui comprend toutes ces tâches, a recours aux études, recherches publiées, annonces, données, documents, conférences, institutions de formation pour imams et enseignants, relations renouvelées avec les religions et les cultures du monde, et institutions à valeur ajoutée. Une révision consciente de la religion et de ses tenants et des politiques de la religion en période de changement (nom d’un de mes livres, paru en 2014), s’impose de la part des intellectuels et des médias.

Les opérations de réhabilitation vont de l’avant avec science, perspicacité et bonne gouvernance, mais nous accédons à présent au processus de qualification. Nous affinons nos approches en suivant de près les nouveaux phénomènes dans nos sociétés et dans le monde, et en même temps, nous osons procéder à la qualification très complexe aux objectifs multiples et divergents, que ce soit au niveau de la pensée ou de l’action. L’interprétation créative des textes ne suffit plus. Il faut plutôt passer au processus de renouveau. Paul Ricœur dit: «Les textes religieux possèdent de vastes marges d’interprétation, nous permettant d’accéder à trois niveaux: Les objectifs moraux généraux de la religion et les valeurs de miséricorde, le monde islamique en corrélation avec le monde humain, et l’insistance à lutter contre la conversion de la religion en idéologie politique, en paroles et en pratiques».


Trois priorités se posent pour nous tous, politiciens, universitaires et intellectuels, pour lutter contre l’extrémisme: Rétablir la sérénité en religion, sauvegarder et renouveler l’expérience de l’État national, et réformer notre relation avec le monde.