L’Amérique latine comprend 19 pays et s’étend sur un espace géographique immense, allant de l’Amérique du Nord (Mexique) à l’Amérique du sud (Chili et Argentine). Le terme couvre des expériences historiques très différentes et une variété de cultures et de langues. Et même s’il n’existe pas d’union politique, ni de traités économiques constituant une union, la notion d’Amérique Latine, au plan politique, fait sens. En effet, au-delà des différences locales, ces pays partagent des traits structurels dont le plus important est la faiblesse de l’État : dans presqu’aucun de ces pays, l’État ne contrôle le territoire – ce qui est un facteur favorable à la constitution de narcotrafics et de guérillas. L’inégalité sociale est criante, dans l’accès à l’éducation, à la santé et aux infrastructures. Face à ces défis, l’extrême gauche est la seule force politique qui ait cherché à réaliser des unions et des intégrations transnationales. 

L’extrême gauche entre deux réalités
L’extrême gauche latino-américaine se présente dans une situation complexe par rapport à l’expérience européenne. En effet, pour Marx (et pour Lénine, théoricien de la révolution soviétique), la perspective de révolution se fonde sur l’existence d’un prolétariat conscientisé et l’avènement du socialisme repose sur l’étape indispensable de la dictature du prolétariat. Or, en Amérique Latine, la proportion du secteur secondaire est très faible en dépit des efforts singuliers dans l’entre-deux-guerres pour promouvoir une autonomie industrielle. Ceci doit être nuancé bien évidemment pour les pays du cône sud (Argentine, Chili) et le Brésil. En tout cas, ces pays sont marqués par l’importance de ladite économie informelle, s’agissant d’un système structuré qui s’accommode dans les interstices de la structure étatique (ne paie pas d’impôts), mais qui sont régis par les normes parfois rigides des structures traditionnelles ou corporatistes / syndicales. La théorie marxiste, revue par son incarnation soviétique, n’a souvent pas considéré ces secteurs (les marchés), mais n’a pas pour autant été reprise telle quelle. En particulier, la notion de «peuple» et ses ambiguïtés (jusqu’au populisme) caractérise fondamentalement la gauche radicale latino-américaine. 

Les influences sur l’extrême gauche
A-Révolution cubaine
La révolution cubaine fut un élément fondateur de la culture politique latino-américaine traduite par la diffusion de la guerre révolutionnaire dans le continent, sous le nom de foquisme, théorie développée par le philosophe français Régis Debray avec des résultats peu probants, mais non sans que les idées et le symbole de Cuba s’imposent très largement (avec la figure emblématique de Che Guevara, exécuté en Bolivie). 

Cette forme de lutte fut contestée dans ces fractionnements dont l’extrême gauche est coutumière, avec la naissance de groupes maoïstes qui suivirent plutôt le modèle chinois réputé plus adapté aux conditions réelles de l’Amérique latine, avec sa très forte paysannerie opprimée. 

B-Guerre froide
Par ailleurs, politiquement, les conditions de la guerre froide et de l’interventionnisme américain, soit direct soit indirect (Plan Condor) ayant recouru à la répression politique et aux assassinats, ont affaibli l’extrême gauche et modelé les traits des idéologies révolutionnaires en Amérique latine.  

C-Impacts sociaux
De façon plus récente, l’exode rural et l’urbanisation non contrôlée ont créé un secteur marginal massif et une économie informelle impropres aux organisations et mouvements de la gauche traditionnelle, qui ne les a pas toujours pris en considération par le passé, et qui aujourd’hui s’emploie à les intégrer, non sans heurt. Ces populations recouvrent souvent les groupes «indigènes» eux-mêmes marginalisés et opprimés, même après les réformes agraires du siècle passé. Alors que la gauche historique a souvent oublié le  rôle des communautés «indigènes» et des péons (paysans sans terre),  parfois perçus comme «conservateurs», les mouvements d’extrême gauche tendent aujourd’hui à considérer à la fois les secteurs marginaux et les communautés comme aussi importants que la classe ouvrière, les désignent comme les acteurs potentiels de la transformation radicale, et créent ainsi une conflictualité avec les  classes moyennes sur lesquels s’appuient les gouvernements de droite libérale. 

D- Tendance nationale
Une autre expérience historique séculaire donne un trait important à la gauche et à l’extrême gauche latino : en effet, à la fois des éléments politiques (l’interventionnisme américain en particulier), des éléments économiques (l’extra-activisme) et des éléments historiques et culturels (la mémoire de la colonie et l’éradication voulue des cultures indigènes, voire  des populations dans certains cas) font que le nationalisme est un élément central de la pensée radicale, qui y subordonne l’internationalisme.  En réalité, avant que la polarisation de la guerre froide ne change les données, la gauche et l’extrême gauche latino-américaine, suivant les idéaux de Simon Bolivar, déployaient un nationalisme farouche et inspiré, qui n’est pas oublié, mais reformulé par la pensée décoloniale qui parle, suivant José Marti, de Nuestra America voire de Abya Yala, l’Amérique d’avant l’occupation occidentale.  

Conclusion
Enfin les sociétés d’Amérique latine, au-delà des conditions juridiques de laïcité ou d’aconfessionnalité de l’État, ne sont pas sécularisées, si bien que les extrêmes gauches s’appuient sur les identités religieuses contrairement à la gauche traditionnelle qui y voient l’opium du peuple. La théologie chrétienne de la libération, qui inspire aujourd’hui en particulier différents courants de l’islam, s’entend dans ce contexte et rejoint quelquefois les luttes indigènes contre l’occupation et le capitalisme mondial.  Tout cet ensemble de traits fait que l’extrême gauche et la gauche mettent la priorité sur les objectifs sociaux par rapport aux objectifs économiques et sur le volontarisme par rapport au déterminisme. 

Le présent article se propose donc de réfléchir sur la gauche radicale latino-américaine contemporaine en la replaçant dans  une perspective plus large, à la fois historique, économique, culturelle, politique et idéologique, pour comprendre à la fois l’ampleur de ses champs d’action et enjeux sur le continent ainsi que les enjeux de sa représentation à  travers le monde, où elle est une figure inspiratrice et polarisante, depuis le mouvement zapatiste et le forum de San Paolo, qui a donné corps à ce qui constitue aujourd’hui le cœur de l’idéologie d’extrême gauche mondiale: anti impérialisme, écologisme, féminisme, pensée décoloniale, indigénisme.