Au cours de la deuxième décennie du troisième millénaire, de nombreux pays de la région arabe ont connu des transformations successives rapides, à la suite de ce que l’on a qualifié de révolutions du Printemps Arabe, le chaos sécuritaire qui en a résulté, l’incapacité de certains pays à renforcer le contrôle sur leurs frontières, et les effets de chaos et de confusion sécuritaires perceptibles jusqu’à nos jours.

Le pire cas 
Il semble que le cas syrien ait été le pire. L’organisation terroriste Daech a beaucoup proliféré en Syrie, prenant le contrôle de vastes étendues de terres, s’étendant de Mossoul en Irak à Raqqa et Idlib en Syrie sous la dénomination (État Islamique en Irak et au Levant) ou le prétendu Califat. Toutefois, cette entité a pu attirer des milliers de recrues de divers pays pour vivre sous son ombrelle.

Indépendamment des raisons profondes ou circonstancielles de l’émergence de cette entité terroriste et de son autonomisation, les incidents successifs ont démontré la brutalité et les crimes sanglants du groupe qui n’ont eu aucune pitié pour les enfants ou les adultes, ciblant de nombreuses capitales et centres urbains, et commettant des atrocités contre l’humanité, ce qui a nécessité la création en 2014 d’une coalition internationale qui comprenait 85 pays pour affronter l’organisation et l’éliminer. Cette Coalition a réussi à chasser Daech et à s’emparer de toutes les terres qu’elle contrôlait en Irak et en Syrie, ce qui a poussé nombre de ses membres à revenir chez eux, ou vers d’autres pays plus fragiles où l’organisation pourrait restaurer sa force.

Cependant, le retour de ces combattants dans leurs foyers est devenu un problème qui hante les services de sécurité arabes et internationaux et qui constitue une menace pour la sécurité de leur pays, tenus de prendre des mesures rapides et fortes pour conjurer ce danger. Or en Tunisie, le problème est pire en raison de la sensibilité de la situation intérieure, des crises économiques et des conflits politiques qui ont fortement épuisé l’appareil et les institutions de l’État.

Manque d’information
Lors de l’ouverture du fichier des rapatriés vers la Tunisie, émerge un problème de renseignement lié à l’absence d’une base de données officielle sur le nombre de Tunisiens ayant rejoint Daech pour combattre dans ses rangs, ainsi que leurs noms, mouvements, emplois et activités à l’étranger. Ce manque constitue une raison directe de la faiblesse des services de sécurité dans le traitement de ce dossier. Les administrations des aéroports, des frontières et des passages terrestres n’ont pas été en effet en mesure de contrôler et d’identifier avec précision ces rapatriés. Cependant, environ 7000 Tunisiens auraient rejoint Daech en Irak, Syrie et Libye, selon des estimations non officielles, constituant la plus grande escouade de combattants étrangers de l’organisation, dont nombre d’entre eux sont devenus des combattants de premier plan sur les lignes de front.

Quant aux rapatriés en Tunisie, leur nombre a atteint environ 800 en 2017, et avec la possibilité du retour d’un plus grand nombre d’entre eux, il est à craindre que ceux qui ont une expérience des combats puissent établir des cellules dormantes et commettent des opérations à l’intérieur de la Tunisie, ou que l’Afrique du Nord se transforme en une destination future de groupe, ce qui nécessite d’élaborer un plan pour y faire face.

Vagues de violence
La Tunisie a été frappée par des vagues de violence successives depuis 2011. Des groupes armés ont mené plusieurs opérations terroristes qui ont dérouté les services de sécurité tunisiens. En 2015, des crimes sanglants ont été planifiés et revendiqués par Daech. Le 18 mars, le musée du Bardo, dans la capitale tunisienne, a été témoin d’une fusillade massive et aveugle, tuant 22 personnes et en blessant 50 autres, pour la plupart des touristes étrangers. Daech a salué les assaillants, soulignant qu’ils avaient réussi à semer la terreur parmi les infidèles tunisiens et leurs invités croisés.

Au bout de 3 mois, un jeune Tunisien a commis un massacre dans la ville de Sousse avec un fusil Kalachnikov, tuant 38 personnes et en blessant 39 autres. En novembre 2015, un kamikaze a tué 12 membres de la sécurité présidentielle tunisienne. Daech a commenté: "Beaucoup en Tunisie ont hâte de combattre dans les rangs de l’Etat islamique", ce qui signifie que l’organisation a des partisans fidèles en Tunisie, prêts à mettre en œuvre ce que les dirigeants du groupe leur dictent.

Les rapports indiquent que les militants ont été formés en dehors de la Tunisie et que Daech a profité de l’effondrement de l’État libyen pour installer des camps d’entraînement pour les combattants et confectionner des explosifs pour mener des opérations terroristes. Les défaillances sécuritaires ont empiré à cause des frontières poreuses, en particulier avec la Libye, que les rapatriés traversaient illégalement, avec l’aide de réseaux de contrebande dotés de grandes capacités dans les zones frontalières. Ce même problème facilitait également le passage auparavant des combattants en route vers la Libye, puis vers la Turquie et la Syrie. Il semble que la rareté des informations de renseignement et la faiblesse des capacités publiques pour faire face à ce problème aient permis aux rapatriés de planifier et de mener des opérations terroristes.

Désaccord aigu
La situation s’est aggravée avec le désaccord dans la vision tunisienne concernant le traitement des rapatriés. Certains voient la nécessité de les garder en prison et de ne pas les réintégrer dans la société tunisienne. Les tenants de cette opinion s’appuient sur des arguments dont: Les rapatriés constituent une menace pour la sécurité et la paix sociale car ils sont devenus experts dans l’art du camouflage et de la tromperie en raison de leur passé au sein de groupes terroristes et de leur implication dans des meurtres, massacres et décapitations, et qu’ils avaient cru en l’établissement du soi-disant État de Califat en Irak et au Levant, mais sans y parvenir. Ils sont donc revenus frustrés, et il n'est pas exclu qu’ils essaient de réaliser ce rêve en Tunisie, ce qui signifie que leur libre existence constitue une source de danger, surtout dans les circonstances difficiles économique et politique par lesquelles passe le pays. 

D’autres estiment que l’incarcération peut conduire à l’opposé des résultats souhaités et que les prisons ne se transforment en espaces permettant aux extrémistes d’attirer, recruter, propager l’idéologie terroriste parmi les criminels non idéologiques. De même, les motivations de ceux qui ont rejoint Daech différaient d’une personne à l’autre, certains d’entre eux pouvant avoir participé activement à des actes terroristes, tandis que d’autres se contentaient de missions secondaires non violentes. Leur retour chez eux peut être dû à la déception face à l’idéologie extrémiste à laquelle ils croyaient autrefois, ou bien par le désir d’en recruter d’autres et d’élargir leur champ d’action, ce qui nécessite de déchiffrer les codes de ces rapatriés individuellement et de poursuivre les personnes reconnues coupables de crimes graves.

L’ancien Président Moncef Marzouki qui penchait pour la seconde opinion, a proposé une législation permettant à certains rapatriés d’intégrer la société, mais la proposition n’a pas été assez bien accueillie! En 2015, le Parlement tunisien a approuvé une loi permettant de poursuivre devant la justice les personnes impliquées dans des activités terroristes à l’extérieur du pays. Cependant, la pratique s’est heurtée à des obstacles juridiques, dont les plus importants sont le manque de preuves claires prouvant l’implication des rapatriés dans des activités terroristes dans les zones de conflit.

Un troisième groupe estime toutefois qu’il est nécessaire d’isoler les rapatriés dans des centres spéciaux et de les soumettre à un traitement psychologique à long terme pour s’assurer qu’ils ont abandonné la pensée déviante, extrémiste et takfiri, avant de les réintégrer dans la société.

Société tunisienne
L’autre dilemme relatif au traitement des rapatriés en Tunisie concerne la disposition de la société tunisienne à les réintégrer, étant directement concernée par leur retour, car ils font partie de son tissu, et qu’ils ont des liens de parenté et des relations sociales. Or cette intégration semble poser des problèmes car ces combattants ont quitté la société, adopté des positions agressives à son égard, rejoint les rangs d’une organisation extrémiste dans ses croyances, ses valeurs, ses relations et ses pratiques et plongé dans l’horreur de la violence sanguinaire. La société - familles, proches, voisins et amis - se trouve confrontée à une dure épreuve pour traiter avec les rapatriés et coexister avec eux.

Il est également possible de faire référence à une question humanitaire dans ce dossier, liée au retour des enfants et des femmes, car les risques que présentent les hommes ne s’appliquent pas aux enfants et à la plupart des femmes. Aussi, des organisations de droits de l’homme ont-elles exigé qu’ils soient traités avec humanité, que les enfants ne soient pas tenus responsables des crimes commis par leurs parents et que les femmes jouissent de tous leurs droits à des procédures judiciaires régulières pendant leur détention.

Ces organisations ont appelé les autorités tunisiennes à faire un effort pour récupérer les enfants bloqués dans les camps et les prisons de Libye, Syrie et Irak. Des accusations ont été portées contre les fonctionnaires d’État accusés de manque de sérieux dans le traitement de ce dossier. Le nombre d’enfants rentrés ne dépasse pas les doigts de la main, alors qu’environ 44 enfants croupissent dans les prisons, ce qui a poussé certaines organisations de la société civile, en collaboration avec les familles, à faire des pressions pour rouvrir ce dossier.

Conclusion
Le traitement des rapatriés des zones de conflit vers la Tunisie demeure ambigu et les disparités des points de vue sont toujours flagrantes, ce qui nécessite la coopération rapide entre les agences et institutions de l’État et la société civile avec tous ses spectres, pour développer une politique globale et un plan pratique pour contenir les risques des rapatriés et traiter les problèmes connexes. Il est à noter que le traitement de cette question ne s’arrête pas aux seules mesures de sécurité, mais exige de chercher à contenir ces rapatriés, les débarrasser des résidus de leur idéologie extrémiste destructrice contraire à la logique et aux enseignements de l’Islam, et les empêcher de récidiver, tout en bénéficiant des expériences des différents pays pour traiter ce dossier. Car la question ne concerne pas la seule Tunisie, mais affecte le monde entier.