​Le philosophe Alessio Moretti a inventé le terme d'extrême Droite Théorique, (EDT) dans une tentative de comprendre les développements politiques récents qui se produisent dans les régimes démocratiques. Mais avant de plonger dans les pratiques de cette extrême droite, ou rechercher ses alliés dans les milieux économiques ou sociaux, il importe de connaitre les éléments fondamentaux d'un mouvement «théorique» largement méconnu. Le terme «théorique» repose sur le fait politique qui nécessite l'existence d'une démarche intellectuelle dont les principes sont diffus dans les différentes couches de la société.

Parler de l'EDT, c'est rappeler un petit groupe de penseurs et de théoriciens, des personnes cultivées, très préparées, très organisées, porteuses d'une idéologie qui se décline à l'échelle de la planète, au-delà des différences nationales.

Origines intellectuelles

L'EDT est un mouvement fondamentalement révolutionnaire, et conservateur à la fois, sans qu'on puisse le réduire au courant historique de la révolution conservatrice. Ce mouvement, qui remonte à plus d'un siècle, revendique assurément des lectures, celle de Nietzsche et de Spengler. Mais ses tenants les plus contemporains ont assimilé les conceptualisations théoriques successives et pensé les évolutions politiques pour les intégrer. De Marx à Debord, en passant par Gramsci, Laclau ou Hocquenghem, ils assimilent même des pans entiers de la pensée dite de gauche, celle qui du moins n'a pas mis en place des outils pour éviter cette récupération. On ne négligera pas non plus la revendication d'une contre-culture : l'extrême droite théorique, du futurisme de Marinetti aux BD en passant par Jean-Marc Vivenza, explore les arts avec conscience, inventivité, avant-gardisme, loin de s'en tenir au pompiérisme, si grande est son aspiration révolutionnaire et sa conviction qu'il faut dépasser les clivages et binarisme pour atteindre le "sens" et la "vérité".

Son rapport à la religion est généralement mal évalué. À cause de son adhésion à certains thèmes déployés par les religions traditionnelles, on le plaque sur l'intégrisme catholique – ou sur le fondamentalisme évangélique, et de façon moins répandue à cause des thèses antimusulmans de l'ED politique sur l'islam. Là encore c'est s'aveugler, sinon tomber dans un piège, car il n'y a pas de plus féroces critiques en particulier de la religion catholique, dans le sillage de la vision nietzschéenne. Le rapport avec le néopaganisme n'échappe pas aux commentateurs, qui insistent sur une conception du temps cyclique, opposée à la vision historique des monothéismes, renvoyant au Ragnarök nordique ou au Kali Yuga hindou.

Dans la matrice de l'EDT, il y a de nombreux travaux ésotériques : Arturo Reghini, René Guénon, l'astrologie d'Ovalo de Carvalho, l'érudition sur le bouddhisme (Vivenza), les cosmovisions nordiques ou les visions hindoues ou "aryennes". Ce dernier adjectif, présent de façon cryptique, renvoie certes à l'idéologie nazie et à son antisémitisme, mais non sans reposer sur toute une élaboration scientifique ou pseudoscientifique, avec l'idée que ces traditions religieuses sont intégralement préservées et permettent d'approcher la Tradition primordiale, particulièrement oubliée ou occultée par la modernité. Ce n'est pas exactement un syncrétisme, mais la certitude que certaines doctrines contiennent des éléments de la Vérité, accessibles par initiation.

Dans ce temps cyclique, les élus (les initiés) sont en attente de la grande régénération (catastrophe, destruction, restitution), enfermés qu'ils sont dans l'âge sombre actuel, toujours plus sombre, qui se caractérise par la fin des frontières, la fin des castes, la fin des hiérarchies, le règne de la matière et de la technique, le règne de l'égalité et la confusion : le libéralisme politique entendu en termes ontologiques. Cette réflexion gnostique est structurée par la mise en place de structures binaires, qui sont ensuite projetées et retournées contre les prétendus "modernes", à commencer par Descartes.

Rejet de la philosophie

L'EDT déploie une machine de guerre contre la philosophie, dans le sillage de Nietzsche ou de Heidegger. La "modernité" est construite comme ce qui est inapte aux réalités spirituelles et rejetée parce qu'elle a rompu avec la Vérité et se vautre dans le nihilisme passif que pourfend Nietzsche. Elle ne peut être combattue que par l'élitisme du nihilisme actif, la transvaluation des valeurs par le surhomme. Ici apparaît Julius Evola.

Quant au rejet du modernisme, exprimé par Guénon, il se distingue radicalement de l'intégrisme qui est un conservatisme ou un courant réactionnaire, et ne déploie pas la vision de l'église comme Katekhon, ce qui retient la grande catastrophe. Telle était en revanche la vision "catholique" de Carl Schmitt qui représente l'autre attitude possible de la gnose : il faut ralentir l'inéluctable désastre et fin, et telle fut, selon lui, le rôle historique de l'institution catholique. L'autre vision est qu'il faut l'accélérer, et on la voit de façon exemplaire dans un texte de Heidegger d'avril 1945 (avril 1945 !), Armut, où la situation historique (les Allemands sans toit) est celle du « libre qui libère». Ces deux auteurs, plus ou moins engagés dans le nazisme, s'en sont distingués et inspirent jusqu'à aujourd'hui tout un éventail de penseurs.

On a donc raison et tort de les rappliquer sur le nazisme ou fascisme. C'est ici qu'il faut introduire, à cause de l'actualité, le nom d'Alexandre Douguine, théoricien de la quatrième voie (distincte du capitalisme, du communisme et du fascisme) et distinguer, malgré les collusions avec le fascisme, son « eurasisme» qui n'est pas davantage un nationalisme. Le geste de se démarquer du fascisme comme mouvement politique réel n'est pas nouveau, et il crée la confusion. Louer Heidegger ou Evola pour s'être démarqués du racisme biologique nazi, au prix de quelques distorsions de la réalité, se tient. Il y a réellement une critique du nazisme chez ces penseurs, mais elle a aussi été qualifiée d'archifascisme.

Le peuple gnostique

L'EDT n'étant pas un populisme, mais un aristocratisme, un élitisme, accuse le fascisme de vulgarité populiste, de flatter les populations (par exemple en prétendant que tous les Allemands sont élus) et de s'appuyer sur l'idée de progrès (ce qui implique la technique). En face s'affirme une vision globale gnostique, qui resserre toujours le cercle des élus. La réflexion sur l'échec des fascismes historiques a induit Evola à mettre en place un projet de réarmement du mouvement. Or Evola, parce qu'il rassemble la pensée de la Tradition et a été le penseur d'une relève de l'extrême droite libérée de ce populisme qui la défigure, est l'inspirateur de la plupart des grands noms de l'extrême droite théorique contemporains : de ADB qui lui consacre une émission de radio, qui préface ses livres et tait soigneusement certains « détails », à Alexandre Douguine, en passant par Steve Bannon.

Pourtant l'EDT se réfère abondamment au peuple, mais il ne s'agit pas du démos, le peuple de la démocratie, mais du peuple en tant qu'il porte la Tradition, soit le contraire d'une définition citoyenne et individualisée. Ce n'est pas non plus exactement une abstraction, mais plutôt une dépersonnalisation. Ce peuple, distinct de la masse définie par sa vocation de « mouton de Panurge » et « damnée », se caractérise par sa connaissance (la gnose) qui le sauve. Il fait entendre la vox populi en tant que vox dei, celle du « dieu qui peut encore nous sauver » ; ce n'est pas le peuple égalitaire, mais au contraire un peuple qui s'autodéfinit comme une élite.

Complotisme

Voilà pourquoi les déclinaisons politiques de cette EDT se basent toutes sur l'idée que l'égalitarisme et le libéralisme sont en fait des variétés de fascisme – imposition autoritaire d'un modèle unique, soit un complot d'un petit groupe qui manipule et incarne le mal – parce qu'il est tromperie conduisant à autotromperie (concept schmittien) et parce qu'il introduit le mal (dont la définition varie selon les groupes). Le complotisme, si fondamental dans l'ED théorique, est ainsi la forme politique privilégiée par l'ED pour gérer la question des masses et constituer un peuple élu, dans la mesure où il flatte, comme individu, celui qui prétend penser par lui-même et pratiquer le doute, et le fait adhérer au nom des valeurs « démocratiques » à un projet qui ne l'est pas.

Ce complotisme fondamental de l'EDT s'accompagne d'un processus de redéfinition et de déplacement des concepts. Ainsi, le libéralisme, champion de l'autotromperie, est accusé de tromperie, de manipulation : il commet donc des abus sur les concepts dont il prétend se servir. Ce qu'il appelle égalité est manipulation et domination. Est également reformulé le concept de conspirationnisme auquel Alain De Benoit (ADB) consacre un article brillant. Le conspirationnisme devient ici un trait essentiellement catholique. Dans ce cadre, tel que le racisme racial « vulgaire » est rejeté au profit du « racisme de l'esprit » et où l'ethno-différencialisme, relevant de l'être, est opposé à l'universalisme, c'est l'ED qui se présente comme donnant les bonnes solutions théoriques (cohérentes) aux crises du monde moderne. Pour l'EDT, le point fondamental est que le monde est mauvais et qu'il va toujours pire, jusqu'à l'instant de la grande catastrophe ou de la grande combustion, soit un moment phénix avant une nouvelle consomption.

Les mots clefs de la politique de l'EDT sont donc: le « peuple » et son élection via le complotisme, la géopolitique, la métapolitique, des concepts reposent tous sur la fusion de la « théologie » et de la « philosophie », et revendiquent la force du préfixe – méta, géo – comme une traduction de l'allemand spenglerien, schmittien ou heideggérien.

Relation avec la politique

l'EDT antiphilosophique est aussi antipolitique: en raison de la puissance du mythe, exposé par Carl Schmitt tantôt de façon franchement mythique (dans la Terre et mer) tantôt moins échevelée (dans le Nomos de la terre), que la Russie, puissance continentale, garde quelque relation avec la Vérité, à la différence du cosmopolitisme fondamental des États-Unis, empire de la mer, de la confusion. Le capitalisme n'est plus une réalité économique, mais une entité mythique, un « Léviathan » globaliste, le propre de « l'espace atlantique », celui de la Subversion, dirait Douguine, en face de l'espace continental ou eurasiste, ou de la Tradition.

Ce mouvement touffus de l'EDT nécessite aujourd'hui une analyse complète comme celle dont a été l'objet l'œuvre de Carl Schmitt, pour que ses nombreux pièges théoriques soient mis en évidence, ainsi que son succès à l'extrême gauche.

En conclusion, l'extrême droite théorique, avec son révolutionnarisme conservateur, n'a pas été isolée du développement naturel des idées et des démarches, mais elle a influencé et a été influencée, et s'est développée par étapes successives selon les visions des philosophes et des théoriciens qui ont adopté son cursus intellectuel. Les chercheurs doivent s'intéresser davantage à l'analyse de ses origines idéologiques, afin de mieux cerner ses positions, sa manière d'agir, son appréhension de l'histoire et sa vision prospective de l'avenir.​